forces françaises au Mali : Comment Barkhane et Serval ont divisé les Maliens
La nécessite d’une refondation nationale s’impose. L’impuissance de la puissance militaire est illustrée par l’échec de militaires de haut niveau à réduire les attaques de petits groupes hostiles, au Nord du Mali: les conditions du succès d’une contre-insurrection, telles que théorisées par le spécialiste David Galula, n’ont pas pu être réunies.
Pour pacifier une zone et mobiliser sa population au profit des autorités légitimes, il faudrait que la neutralisation des groupes hostiles soit aussitôt suivie d’une occupation du terrain par la gendarmerie locale, la police, un sous-prefet, un instituteur motivé, quelques services publics et travaux d’intérêt général pour la population. Or ce «quadrillage régalien» du territoire ne se produit pas, ni au nord du Mali, ni d’ailleurs en Somalie (après l’action de l’Amisom). Sans relève, le territoire est de nouveau dominé par les groupes rebelles.
D’autres circonstances aggravantes peuvent être avancées : Barkhane, en tant que force étrangère, venant de surcroit de l’ancien colonisateur, même en agissant de concert avec les soldats africains, pourrait avoir du mal à gagner les cœurs et les esprits de la population. La propagande des groupes armés tend à diviser la population en collaborateurs cibles de représailles et résistants nationalistes à une occupation qui se prolonge (9ème année, en 2021).
Autre difficulté: la force Serval n’avait pas complètement libéré le Nord, en 2013, car elle n’avait pas imposé le désarmement à tous les groupes ni rendu Kidal à la souveraineté malienne. Elle avait pris parti dans un conflit interne en favorisant un groupe armé touareg «sécessionniste» très impopulaire, d’abord allié puis opposé aux djihadistes, le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Cela a entrainé deux conséquences:
- la création de nouveaux groupes armés qui tendent à proliférer par autodéfense en raison du maintien sur le terrain de groupes touaregs et arabes non désarmés minoritaires mais signataires de l’Accord d’Alger de 2015.Une partie de la population s’est même rapprochée des djihadistes,le pour chercher des armes ou une protection.
- le soupçon par les populations que l’armée française aurait un agenda caché (favoriser une autonomie pour ensuite permettre à la France de piller les ressources.) Il peut aussi paraitre choquant que la force Barkhane tolère la présence des groupes armés sous prétexte qu’ils sont «signataires» (de l’Accord d’Alger de 2015), alors que certains occupent toujours Kidal et autres localités, où le drapeau malien a été remplacé l’étendard des rebelles, en violation de l’esprit et de la lettre de l’accord d’Alger qui stipulait dans son préambule que toutes les parties étaient attachées à l’unité et à l’intégrité nationale.
La création de groupes armés, leurs exactions, l’impunité persistante ont profondément ébranlé le sentiment d’appartenance à une mémé nation. Par un cercle vicieux, les conflits intercommunautaires déclenchés par le premier qui recourt aux armes (au Mali, le MNLA) ont amplifié la défiance entre les différentes communautés et les rancœurs engendrées par des actions impunies. Les populations éprouvent alors un sentiment d’abandon de la part de l’État. La faiblesse de ce dernier ou son absence prolongée dans les zones périphériques renforcent ces frustrations et font le lit de nouveaux conflits infra et intercommunautaires.
Dans le septentrion malien, en particulier, nombre de citoyens n’ont plus conscience d’appartenir à un ensemble collectif national guidé par une volonté commune de vivre ensemble. Le même phénomène est perceptible dans l’est du Congo-RDC ou en Centrafrique. L’un des apports positifs de l’accord de paix malien pourrait, en principe, être la création de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR). Cette dernière s’est donné pour priorité d’enquêter sur le cas de violation grave des droits de l’homme et «d’atteinte à la mémoire individuelle ou collective et au patrimoine culturel», d’établir la vérité et de favoriser un processus de réconciliation locale.
La commission prévoit d’organiser des cérémonies de retour des réfugiés, de pardon et de réintégration communautaire. Elle proposera aussi des mesures de réparation ou de «restauration». Il sera difficile, mais incontournable de réconcilier les citoyens avec l’État, par l’écoute des populations et la délivrance impartiale de services publics. Au Niger, la Haute Autorité à la consolidation de la paix s’est avérée un succès durable dont le Mali peut s’inspirer.
Donner une attention particulière au réseau des écoles publiques
C’est un besoin particulier dans les zones rurales du Sahel. Il peut s’agir d’une meilleure adaptation de l’école «laïque» et publique pour prendre en compte la demande sociale: utilisation, lorsque c’est possible, des langues nationales locales, intégration d’un enseignement religieux encadré, pour ne pas en laisser le monopole à des écoles coraniques incontrôlées (émanant souvent d’ONG wahhabites). Il devrait s’agir d’une véritable urgence, compte tenu de la situation très dégradée de l’enseignement public et de la jeunesse montante et sans emploi.
Engager l’action politico-religieuse
La religion doit être l’objet de toute l’attention du pouvoir politique. Il faudrait en principe pouvoir débattre sereinement de sa place dans la société, mais il y a des risques d’affrontement passionnel ou de débordement par lequel un groupe religieux activiste impose son agenda à un régime théoriquement laïc, mais manquant d’autorité. C’était ainsi le cas au Mali du président Touré, par exemple, où un «code de la famille»voté par une large majorité de députés a été finalement modifié sous la pression du groupe le plus intégriste.
Le débat sur la place de la religion est rendu délicat par le fait que les activistes religieux sont principalement des représentants des courants fondamentalistes (wahhabite, tabigh, izala), que les tenants de l’islam africain traditionnels n’osent souvent pas affronter de peur d’être taxés de mauvais musulmans.
L’anthropologue Olivier de Sardan estime ainsi qu’au Niger : «Ce sont les musulmans extrémistes qui tiennent le haut du pavé, ce sont eux qui marquent chaque jour des points. Ils sont en guerre idéologique et n’ont pas de combattants face à eux; Ils sont devenus quasi intouchables.
Il faudrait prévoir au Sahel, comme cela existe déjà dans les pays arabes (non laïcs), un contrôle public sur la mise en œuvre des services religieux (enseignement et prêches), afin d’en éviter la dérive.
Pour porter ses fruits, cette interprétation de la religion respectueuse de la paix civile doit être défendue d’abord par l’État, puis relayée par les élites intellectuelles, spirituelles, politiques des pays à majorité musulmane. La laïcité (ou «non-confessionnalité» pour le Niger) des États sahéliens (sauf la Mauritanie et le Soudan) ne devrait pas être interprétée comme un laisser-aller sur ces sujets sensibles.»
Accords de paix avec des groupes rebelles
Le principe de tels accords doit être abordé avec réticence et ne peut être admis qu’exceptionnellement. Depuis son indépendance, le Mali a connu quatre rébellion armées au nord du territoire (1962-1963,1990-1992,2006, 2012-2013) qui ont donné lieu à une série d’accords de paix.
Pour certains, la répétition de ces rébellions serait due à la mauvaise application des accords. Pour d’autres, il convient de rechercher les causes ailleurs. Elles ont plusieurs origines: d’abord dans les avantages divers accordés aux groupes rebelles qui encouragent à reprendre les armes régulièrement.
Il semble qu’une motivation importante des trois dernières rébellions touarègues maliennes soit une résistance des autorités traditionnelles, les Touaregs nobles (Ifoghas),vis-à-vis des règles démocratiques de la majorité, imposées par Bamako, qui transféreraient localement le pouvoir à des Touaregs tributaires, de castes inférieures, les Imghads (les historiens indiquent d’ailleurs que la rébellion des Touaregs Oullimindin, en 1916, contre la France coloniale, avait la même cause: le bouleversement de la hiérarchie sociale). C’est pourquoi il était malvenu pour la communauté internationale de soutenir le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) formé par le groupe social minoritaire des nobles ifoghs, oppresseur se faisant passer pour opprimé.
De manière générale, toute prime à la violence ou à la rébellion devrait être évitée, car elle présente deux inconvénients: un encouragement pour l’avenir à recourir de nouveau à la violence sous le prétexte répété que les accords précédents n’auraient pas été appliqués de manière satisfaisante et une frustration pour les communautés ou collectivités qui n’ont pas pris l’initiative de recourir à la violence(populations sédentaires du Nord, autres communautés nomades touarègues ou arabes, Peuls de la région de Mopti et Macina ,au centre du Mali). Il aurait été préférable de neutraliser (pour les «terroristes») ou de désarmer (par la force si besoin) préalablement tous les groupes, sans exclusion, et de veiller à ce que leurs griefs soient traités selon les voies politiques internes, sans médiation internationale, comme a su le faire le Niger avec son efficace Haute Autorité pour la consolidation de la paix, depuis 1995.
Certaines demandes formulées par les groupes rebelles pouvaient en théorie être examinées et même parfois jugées légitimes. Mais la méthode employée (en particulier par le MNLA) ne l’était certainement pas. Le recours à la force par une minorité a profondément déstructuré l’équilibre existant entre les différentes communautés du Nord-Mali (Touaregs rebelles contre Touaregs loyalistes, Songhoi, Peuls, Kountas, Bérabiche, Bellahs, Soninké, Dogon ou Bambara).
Le principe d’un accord de paix imposé par une médiation extérieure signifie trop souvent l’impunité pour ceux qui ont choisi la violence et la survalorisation de ces individus. Il est cependant exclu d’abandonner pour le moment la référence à l’accord de paix d’Alger-Bamako, quitte à en réviser certaines clauses: il faudrait tenter de l’appliquer de manière pragmatique et non dogmatique, en se montrant ferme à l’égard de toute forme de milice et en défendant d’abord l’autorité légitime (Bamako) et l’intégrité du Mali.
Extrait du «Le Grand livre de l’Afrique» (Nicolas Normand)
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